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Note: Tout comme "Les Pommes d'Idunn", ce texte n'est qu'un chapitre d'un futur projet de livre (déjà bien avancé!) basé sur ma traduction des textes des Eddas. Ces textes ne sont, et ne seront, qu'une vision personnelle de la Mythologie Scandinave, et ne prétendent pas à l'exhaustivité; je veux cet ouvrage moins "sombre" et qu'il adopte une forme plus proche du conte dans une certaine mesure. Certains détails figurants dans les textes et traditions originales n'y seront donc pas présents ou sous une forme adapté à une histoire plus "continue". J'espère en tout cas que ce court extrait vous donnera envie de lire le reste, et n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires!

 

 

Le Voyage de Skirnir

 

Il y avait un Dieu qui s'appelait Freyr. De tous les Ases et les Vanes, Freyr était le meilleur. Il commandait à la pluie qui tombe et au Soleil qui brille, ainsi qu'au fruit de la Terre; et il était bon de l'appeler, pour de fructueuses saisons et pour la paix. Il avait aussi pouvoir sur la prospérité des Hommes.

À Asgard, siégeant sur Hlidskjalf, le fils de Njörd se languissait. Sur le trône du Père-de-Tout, il avait contemplé les Neuf Mondes; les Dieux d'Asgard ne reconnaissait plus le brillant Seigneur des Vanes. La grande halle était silencieuse; les Einherjar, habituellement si bruyants et belliqueux, se taisaient en ripaillant. Même le puissant Thor n'osait troubler le calme inhabituel de la pièce.

À Noatun, la grande halle de Njörd sise au bord de la Mer, le jeune Skirnir se rendit. Il s'entretint avec le maître du champ des mouettes sur le tourment de son fils; et la maîtresse des lieux, la fille de Thjazi au cœur de glace, confia à Skirnir la tâche de connaître la raison de tout ceci.
-"Pars maintenant, Skirnir, et cherche à gagner le discours de mon beau-fils; et tâche d'apprendre le nom de l'homme contre qui le sage est puissamment remonté", déclara Skadi.
-"À des mots méchants je dois m'attendre si je cherche maintenant le dialogue de ton beau-fils; et si je cherche à m'enquérir de l'homme contre qui le sage est puissament remonté", répondit Skirnir.
Mais Skirnir, bien qu'effrayé par les réactions imprévisibles que pourraient occasionner sa curiosité, était guidé par l'impérieux besoin de découvrir les causes du chagrin de son maître et ami. Aussi prit-il le chemin de la résidence de Freyr.

Sous un grand aulne du domaine d'Alfheim, Skirnir retrouva son maître languissant. L'arbre majestueux était à l'image du Dieu; d'habitude si fier, il dépérissait et ses feuilles tombaient doucement sur le sol. Skirnir s'adressa à son Seigneur.
-"Parle donc, Freyr, toi le prince des Dieux, et dis-moi ce que tous veulent savoir: pourquoi t'affliges-tu seul, à longueur de journée, dans ta halle ou dans tes bois?"
-"Comment te faire comprendre, jeune Skirnir, l'ampleur de mon chagrin? Si l'Éclat-des-Alfes rayonne de l'aube à la venue de Nott, il ne réchauffe pas mon âme emplie de désir", répondit Freyr.
Mais Skirnir insistait, il voulait pouvoir aider son ami et chef.

-"De la maison de Gymir j'ai vu sortir une jeune fille qui m'est devenue chère; sa peau brillait, et de cette lueur brillait toute la mer et le ciel. Jamais vierge ne fût plus chère à un homme, que la fille du Jötunn à mon coeur. Mais des Ases, des Alfes et des Thurses, nul n'accordera sa bénédiction à cette union", confia Freyr.
Le fait de vider son coeur sembla redonner de l'ardeur au regard du Seigneur des Vanes. 
-"Fi de celà, jeune Skirnir, à présent chevauche jusqu'aux Jötunheimar. Ici tu ramèneras cette fille, quoi qu'elle en dise, et que Gymir le veuille ou non; grande sera ma reconnaissance."
-"Alors donne-moi le cheval qui traverse l'obscurité et les flammes magiques vacillantes; et cette fameuse épée qui se bat d'elle-même contre les cruels Thurses", répondit son serviteur.

Alors Freyr conduisit le jeune héros à ces écuries. Là, il lui offrit un immense coursier blanc comme la neige, dont les yeux brillaient d'une intelligence surhumaine; dégainant une magnifique lame, il la présenta à Skirnir.
-"Ce cheval, je te le donne, qui passe à travers l'obscurité et les flammes magiques vacillantes; et voici la fameuse épée qui d'elle-même combat si un héros digne la manie."
Tandis que Freyr s'entretenait avec son écuyer, deux belles Déesses s'approchèrent avec grâce. L'une d'elle, aussi rousse qu'un feu de forêt, portait un lourd panier, rempli de pommes aussi dorées que la chevelure de Sif; l'autre, plus grande et d'une prestance supérieure, tenait dans sa main l'anneau le plus convoité des Neufs Mondes.

Idunn s'avança, et présenta les merveilleuses pommes de jouvence qu'elle transportait à Skirnir.
-"Messager du Seigneur des Flots, je te remet ces pommes. Promesses de jeunesse fléchiront la belle aimée; ainsi dans l'allégresse ne pourra-t-elle qu'apprécier le seigneur Freyr".
Freyja s'avança et remit ensuite le précieux Draupnir à Skirnir.
-"L'ambre du Rhin à coup sûr fléchira la belle amante. Prends donc cet anneau doré comme les feuilles de Glasir, et pares-en la vierge; ainsi connaîtra-t-elle la générosité de mon frère".
Freyr remercia la Déesse de la Jeunesse, puis sa soeur jumelle, la blonde Freyja. Ainsi paré, son messager ne pouvait que réussir et lui obtenir la main de la Géante. Skirnir sauta en selle et tira son épée.
-"Nott chevauche déjà Hrimfaxi, je juge qu'il est temps pour nous de partir. Par-delà les collines sauvages, par-delà les mers déchaînées, par-delà les territoires des Thurses, ensemble nous passerons."

Alors débuta le voyage de Skirnir. Bientôt, il atteignit Bifröst, l'arc-en-ciel de lumière, de glace et de feu reliant les Mondes des Hommes et des Dieux. Il salua le blanc Heimdall et entama sa descente vers un Midgard plongé dans l'hiver.
Il pu jauger des merveilles de ce monde, des forêts ténébreuses aux fjords majestueux, des pics glacés aux toundras venteuses; mais il vit aussi la peste emporter des moissons de maisonnées et le jeu des épées teindre la neige en vermeil. Car tel était Midgard: un univers de beauté et de magnificence, sans cesse contrebalancé par la tristesse et la mort. Un univers d'ombre et de lumière, à l'image de ses habitants. Cheminant près d'un village,  Skirnir se surprit pourtant à envier les Hommes, contant les légendes et les sagas anciennes dans leurs acceuillantes halles; mais il n'oublia pas sa mission et affronta courageusement les rigueurs hivernales.

Skirnir sentit qu'il approchait quand, bien avant d'atteindre la fameuse pierre runique qui marquait l'entrée des Jötunheimar, il vit à l'horizon le ciel nocturne rougeoyer. Parvenu au gigantesque Mur de Flammes, dont les longues langues devaient lécher jusqu'au branches d'Yggdrasil, il mit pied à terre et s'adressa à son immaculé destrier.
-"Hardi, brave coursier. Tu as traversé l'obscurité, tu traverseras les flammes magiques vacillantes. Comme Sigurd le Völsung méprisant le feu sur le prodigieux Grani, ensemble nous passerons."
Après ces mots, il se remit en selle; et le cheval rasséréné bondit derechef à travers le brasier.

Parvenu de l'autre côté, Skirnir chevaucha jusqu'au clos de Gymir; mais pour le malheur du jeune héros, trois énormes chiens, hurlants et écumants, montaient la garde devant la halle où vivait la fille du Jötunn. Alors le Messager de Freyr héla le grand pâtre qui l'observait, assis sur un tertre comme un Homme sur un banc.
-"Dis-moi, berger, qui sur la vénérable colline sièges, et dans toutes les directions regardes: comment puis-je gagner le dialogue de la belle malgrés les molosses de Gymir?"
Le Géant se mit debout; il tenait en guise de massue un vieux chêne noueux.
-"Es-tu condamné à mourir, ou bien déjà trépassé,  cavalier qui chevauche dans ce territoire?Privé de discours à jamais tu seras, avec la bonne fille de Gymir."
-"Audace vaut mieux que longs dialogues pour qui a le coeur ardent; à ma naissance, mes jours furent fixés. Un jour, il faudra mourir."
Alors, tirant sa merveilleuse épée, Skirnir chevaucha sus au Jötunn.

Alertée par la bataille, la douce Gerd, fille de Gymir, appela sa servante favorite.
-"Quel est ce tumulte que j'entends sans le vouloir au sein même de ma maison? Le sol tremble, et autour de moi la demeure de Gymir remue trop", demanda Gerd.
La fidèle domestique risqua un oeil au dehors; et aussitôt revint-elle.
-"Dehors ce trouve un jeune homme, qui au milieu de la meute se permet de faire paître son cheval; mais sur les flancs gisent les molosses, et de votre frère, je ne vois plus l'ombre."
-"Offre à l'homme d'entrer dans ma grande halle, et qu'il boive le délicieux hydromel; bien que je craigne, à son entrée dans la pièce, de découvrir le meurtrier de mon frère", répondit la fille de Gymir.

-"Es-tu des Alfes, ou de la descendance des Ases, ou bien de la sage race des Vanes? Pourquoi, solitaire, tu es venu, bondissant à travers le feu dévorant?" demanda Gerd tandis que le héros s'avançait.
-"Je ne suis pas des Alfes, ni de la progéniture des Ases, ni même des sages Vanes; bien que seul je sois venu, bondissant à travers le feu dévorant", répondit Skirnir.
Présentant alors le panier plein des merveilleux fruits divins, il poursuivit:
-"Onze pommes, toutes d'or revêtues, je vais te donner, Gerd; pour t'entendre dire que c'est le Seigneur Freyr qui est le plus cher à ton coeur."
-"Onze pommes je refuserai, et ta requête avec, Messager; Freyr et moi, vivants et respirants, jamais ne deviendrons amants", dit la Géante.
-"Alors, belle Géante, accepte cet anneau, qui fût brûlé avec le fils d'Odin; huit autres, aussi précieux et lourds, en dégouttent toutes les neufs nuits", dit Skirnir en montrant Draupnir.
-"De cet anneau, je ne veux pas, quand bien même fut-il brûlé avec le fils d'Odin; dans la demeure de Gymir le métal des discordes ne manque pas, tout comme d'écailles Jörmungand a l'embarras du choix", déclara alors Gerd.
Skirnir s'agaça; la belle épée qui d'elle-même combat étincela dans son poing.
-"Vois-tu, jeune fille, cette vive, lumineuse lame, que je serre en ma main? Ta tête de ton cou, je ferai sauter; à moins qu'à ma volonté tu te sois accordé."
-"Pour Freyr d'amour être privé, vais-je souffrir ta force? Mais heureusement, il me semble, que Gymir, toujours ardent à la lutte, ne tardera plus", menaça t-elle.
-"Vois-tu, jeune fille, cette vive, lumineuse lame, que je serre en ma main? Sous son tranchant périra ton père. Condamné à mourir sera le vieux Gymir", répondit le jeune héros.
Devant le rire de l'aimée de son maître, Skirnir s'enflamma; et sa colère était terrible à voir.

-"Je te frapperai de ma baguette magique, Vierge, et te conduirai à agir selon ma volonté; À jamais tu marcheras là où les fils de toutes les races ne pourront plus te voir. Sur le tertre de l'oiseau aux pattes jaunes, tu iras t'asseoir, et les royaumes de Hel tu contempleras; plus dégoutée que l'Homme devant le venin du saumon de la lande, toute pitance te répugneras. Quelle merveille nous verrons alors, quand délivrée tu seras; hagarde et efflanquée tu erreras devant ta prison. Totalement hébétée, puisse Hrimnir porter les yeux sur toi!"
Gerd faiblit; sur son haut-siège elle se laissa choir.
-"Rage et nostalgie, entraves et furie, les larmes et les tourments seront ton lot. Reste assise, que je poursuive à mon aise l'énumération sordide des bonheurs de ton avenir."
Il poursuivit:
-"À longueur de journée, Draugar et Esprits te harcèleront; avec un grand Troll à trois têtes il te faudra errer ou à jamais être privé d'époux! Devant les remparts d'Asgard chaque jour tu traîneras ton coeur lourd, ton coeur dolent. Je sens Odin en colère, et bouillant est le champion au marteau des Ases. Freyr ton ennemi deviendra, mauvaise femme, tu porteras pour toujours la malédiction qu'impose ton choix! Que tous voient, parmi les Thurses des glaces, et que tous assistent, parmi les fils de Suttung et les nobles Einherjar, comment je défends et comment j'interdis, présence d'homme à la mauvaise femme, amour d'homme à la mauvaise femme."
Le fidèle écuyer du Dieu de la Fécondité appuya alors la pointe de sa lame sur le sol; Gerd retint son souffle, car tous savaient, dans les Neufs Mondes, que Skirnir tenait sa magie de Freyja elle-même.
-"Un charme je grave pour toi, et trois runes avec celui-ci: Folie, Détresse, Luxure. Mais ce que j'ai écrit, je peux très bien l'effacer, si l'envie soudaine se fait ressentir", déclara t-il quand il eût terminé.
Alors Gerd se leva du haut-siège, et d'un signe fit apporter coupes, gobelets et cornes pleines de précieux breuvages.
-"Sois plutôt le bienvenu, jeune homme, et avec moi délecte-toi d'une pleine coupe d'hydromel divin. Jamais n'aurai-je pensé un jour pouvoir aimer le fils de Njörd des Vanes", dit-elle, soumise.
Skirnir gratta les symboles magiques, et avec eux les trois runes, rompant ainsi la malédiction; bien soulagée parut la maîtresse des lieux, et son visage regagna quelques couleurs.
-"Avant de disposer, et de transmettre à mon Seigneur le verdict de la belle Dame, dis-moi, quand seras-tu prête à célébrer l'union avec le fils de Njörd des Vanes?" demanda t-il.
-"À Barri il y a un lieu, bosquet vert, bosquet paisible, que tous deux savons propice. Dans neuf nuits, c'est là qu'au Seigneur Freyr la fille de Gymir accordera son amour", répondit Gerd.
Skirnir s'inclina et prit congé; il lui tardait d'apprendre l'heureuse nouvelle à son maître. À bride abattue, il chevaucha à travers les Jötunheimar, puis à travers Midgard, qui semblait toujours endormi dans son écrin glacé hivernal. Il emprunta Bifröst, salua le brillant veilleur des Dieux; et rejoignit le Seigneur des Vanes qui patientait devant sa demeure d'Alfheim.
-"Parle, Skirnir, avant de mettre pied à terre et de prendre ton repos: que ramènes-tu des Jötunheimar, pour ton bien et pour le mien?" dit Freyr.
-"À Barri il y a un lieu, bosquet vert, bosquet paisible, que tous deux savons propice. Dans neuf nuits, c'est là qu'au Seigneur Freyr la fille de Gymir accordera son amour", répéta Skirnir.
-"Longue est une nuit, plus longue, deux nuits; comment supporterai-je une troisième nuit? Une lune me paraîtra moins longue que la demi-nuit qui précédera cette noce", dit Freyr.
Il félicita alors son écuyer, et lui octroya définitivement l'épée et le cheval en guise de récompense; puis ils entrèrent dans la halle festoyer.

Neufs nuits plus tard, le Prince des Dieux sortit de sa bourse le fabuleux navire Skidbladnir et fît monter à son bord les autres Ases. Ils voguèrent prestement sous la fantomatique lueur des aurores boréales qui cheminaient sur le crâne d'Ymir; quand ils atteignirent Barri, cette belle compagnie décida de continuer par les voies forestières, et le cheval de la mer se rangea de lui-même dans la poche de son propriétaire. Freyr cheminait en tête, resplendissant dans sa mise de cérémonie; son pas ne laissait que peu de trace dans la neige tant il allait bon train.
Soudain, ce que les Ases avaient pris pour une colline enneigée s'anima, et un hideux Jötunn se posta devant le lumineux fils de Njörd.
-"Beli m'a t-on nommé, à Gerd on me promit avant même qu'elle ne fût né; petit prince freluquet, qui pour séduire use d'un messager, d'union il n'y aura point", siffla l'immonde Géant.
Skirnir voulut bondir, l'épée était tirée; mais d'un seul mouvement, Freyr arracha un bois de cerf de sa parure de marié et la lança droit dans la gorge du monstre. Beli s'effondra dans un fracas d'arbres et de roches; son corps, pareil à de la glace, se brisa en menus morceaux. Skirnir se lamenta, s'excusa de ne pas avoir su protéger son maître, qui n'avait plus sa bonne épée; mais celui-ci le rassura:
-"Jeune Skirnir, point de lamentations en ce jour béni de tous; et du burin des blessures je n'ai besoin, car cet affreux Jötunn mes poings seuls auraient suffis à vaincre."
Alors la compagnie des Ases se remit en route et parvint au bosquet vert, au bosquet paisible, où la belle fiancée attendait.

Sous le grand frêne blanc de givre, Var unit la fille de Gymir et le beau Dieu de la fécondité. Gerd était radieuse, aussi brillante que ce jour pas si lointain où Freyr se pâmait sur Hlidskjalf; l'obscurité et le froid des Jötunheimar semblaient bien lointain maintenant, tant la vue de son époux lui réchauffait la cachette de l'âme. Les participants levèrent bien haut leurs cornes et portèrent un toast aux nouveaux mariés. Assis dans un coin, un peu à l'écart, Skirnir remarqua qu'une petite pousse verte avait percée l'épaisse et immaculée couche de neige. Alors, devant ce signe de la fin imminente d'un hiver qui n'avait que trop duré dans les Neufs Mondes, il sourit. 

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