Dossier Jötunheimen

Dossier Jötunheimen


 


 


L'équipe de recherche menée par le professeur Asmund Svendsen de l'Université du Roi Frédéric partira demain pour le massif des Jotunfjeldene, où elle aura pour tâche de dresser une carte précise des lieux, observer les diverses espèces vivantes locales et découvrir d'éventuels filons exploitables de cuivre ou d'argent.

Le professeur Asmund Svendsen sera accompagné pour l'occasion du géologue Magnus Nilsen, du cartographe Rognald Knutsen et des experts du milieu montagnard Leif Solheim et Ingmar Berntsen, qui envisagent aussi l'ascension du Galdhøpiggen et du Glittertind, sommets qu'ils comptent bien inscrire à leurs palmarès.

Enfin, l'expédition recevra aussi le concours du grand naturaliste allemand Otto von Zählingen, éminent spécialiste de l'université de Munich, qui recensera nos espèces animales et végétales et pourra les comparer à celles qu'il a étudier dans le Tyrol et dans les Alpes françaises.

Souhaitons bonne route à cette valeureuse équipée et puisse leurs efforts être récompensés!


Extrait du Morgenbladet, Oslo, vendredi 27 mars 1868.



 

Ma très chère Bertha,

Nous sommes arrivé à Lom hier soir.

Ces deux dernières semaines furent particulièrement éprouvantes. Nous avons parcouru plus de quatre-vingt dix lieues sous un épouvantable crachin, sur des chemins à la limite du praticable. Nous eûmes même la chance de recevoir des flocons sur le nez quand nous fîmes escale à Aurdal. Vous rendez-vous compte? Il neige encore à l'approche de la mi-avril!

Maudit pays! Mes compagnons semblent moins affecté que votre dévoué ami, qui n'est à l'aise que dans son atelier, ou devant sa cheminée. Je pensais que mes précédents voyages m'avaient forgé une certaine robustesse, mais je vois qu'il n'en est rien. Pourtant les massifs du Queyras, du Tyrol et du Mont-Blanc était autrement plus escarpé que ce que j'ai pu voir ici jusqu'à présent. Serait-ce les prémices de la vieillesse? Je comprend mieux pourquoi von Ritter n'a pas voulu venir et m'a si gracieusement laissé sa place.

Je devine sur votre magnifique visage un léger sourire, ma douce aimée, alors je freine ici mes lamentations. Je vais avoir un peu de temps devant moi pour me reposer, car nous ne partirons que lorsque le ciel sera assez dégagé. D'après le très loquace Ingmar, ce devrait être l'affaire de quelques jours. Il aura ainsi le temps de débusquer des guides de qualité.

Hormis son climat détestable, le pays ne manque pas de charmes. Le cadre, pour ce que j'en voit, est admirable: de vastes forêts, alternant entre les feuillus et les conifères, des lacs où l'eau claire paraît saine et d'impressionnantes cascades. La végétation semble d'ailleurs très variée, et je pressens quelques découvertes interessantes dans les hauteurs. Le professeur Asmund Svendsen, qui est déjà venu à Lom dans le cadre de recherches sur les dialectes parlés dans les régions reculées du royaume, m'a notamment décrit une grande diversité de lichens, sans doute des variétés de Cladonia. Peut-être découvrirai-je une nouvelle espèce à qui donner votre si plaisant prénom?

Je me sens un peu seul, ma connaissance lacunaire de la langue danoise m'isolant du reste de l'équipe. J'échange heureusement beaucoup avec le professeur et avec Rognvald Knutsen, qui parlent tant l'un que l'autre couramment allemand et français. Mais les longues conversations que nous tenions, mon amour, me manque ; tout comme le son charmant de votre voix.

La fatigue m'emporte, belle amie; je vous écrirai une autre missive lors de notre retour à Lom, avec le compte-rendu de toute notre aventure.

Mes amitiés à votre père, et mes plus tendres sentiments à vous.

Votre dévoué et éternel soupirant ,

Otto.


Dernière lettre d'Otto von Zählingen, reçue par Bertha von Dillingen le lundi 27 avril 1868.

Retrouvée par Anna Hölzl, descendante de Bertha von Dillingen.


 


Mercredi 08 avril 1868

Arrivés enfin à Lom ce soir.

Joli petit village, pittoresque. La population semble plutôt indifférente à notre venue. Il ne doivent pourtant pas avoir beaucoup de visites par ici.

D'après Svendsen, qui est déjà venu à Lom, le nom de la bourgade signifierait "prairies". Je comprend pourquoi, l'endroit est très vert et isolé. Je pense vraiment découvrir des espèces intéressantes dans ces contrées.

En rejoignant l'auberge, j'ai pu remarquer une église assez atypique: entièrement construite en bois, goudronnée, elle est ornée de figures de dragons sculptées censées, toujours selon le professeur Svendsen, éloigner les mauvais esprits. Ce type d'église serait d'ailleurs assez commun dans le pays et porterait le nom de "stavkyrkje". L'intérieur vaut parait-il le coup d'oeil, je la visiterai sans doute demain, et, si le coeur m'en dit, je m'essayerait à la représenter sur mon carnet de croquis.


 

Dimanche 12 avril 1868

Nous partons demain matin aux aurores.

Notre équipe s'est enrichie de trois guides recrutés dans les environs et ne parlant qu'un dialecte campagnard: Hans, un robuste vieillard ayant passé sa vie dans ces montagnes, et deux colosses au regard bovin, Arne et Pål. Ce dernier a fourni les mules qui transporteront notre matériel et nos vivres. Nous laisserons nos chevaux à Lom, le terrain que nous allons arpenter ne nous permettant pas de chevaucher sans danger. Nous n'emmènerons pas de chiens non plus, afin de ne pas effrayer la faune locale.

Je vais profiter de cette dernière nuit dans un vrai lit.


 

Lundi 13 avril 1868

Nous avons beaucoup marché aujourd'hui.

Le camps a été dressé au bord d'un petit lac, le Lemonsjøen, entièrement cerclé de forêts principalement composées de Pinus sylvestris, de Betula pubescens et de Picea abies. Sur les pentes en surplomb de ces bois, j'ai remarqué des prairies rases parsemées de petites touches de bleues, que l'on doit certainement attribuer à des Aconitum lycoctonum. J'ai aussi pu obtenir quelques échantillons de Cicerbita alpina ou laitue des Alpes; selon les guides, ces plantes peuvent atteindre la taille d'un homme adulte à la belle saison. J'espère qu'à mon retour ces Cicerbita alpina se seront bien développés car je n'ai encore jamais observé de spécimens de cette taille.


 

Mercredi 15 avril 1868

Nous continuons de remonter le cours de la rivière Sjoa. Les rives sont très escarpées et rocailleuses, nous avançons avec une infinie précaution.

Nous avons pris notre pause déjeuner au bord d'une gorge dont Hans nous a raconté la légende, que Svendsen s'est empressé de me traduire pour que je la note au cas où il perdrait ses notes. Je la restitue donc ici:

Un chevalier du nom de Sigvat avait commis le forfait, il y a bien longtemps, de kidnapper la fiancée de son ennemi, le chevalier Ivar de Sandbu. La jeune fille, qu'on surnommait Skårvangssola car elle était belle comme le jour, aimait Sigvat et refusait d'épouser le puissant Ivar. Les deux amants, accompagnés du fidèle écuyer de Sigvat, prirent la fuite et longèrent la rivière Sjoa. Ivar et sa troupe les talonnait; aussi, Sigvat prit Skårvangssola dans ses bras et sauta par dessus la gorge, au moment où Ivar les rattrapait. Mais quand son écuyer sauta à son tour et prit pied du côté de Sigvat, celui-ci le poussa du haut de la gorge et l'envoya périr dans l'eau tumultueuse; Ivar, effrayé par la démonstration de ce qui arriverait à tout homme s'acharnant à suivre les fugitifs, abandonna la partie.

Depuis ce jour, cette gorge se nommerait donc Ridderspranget, ce qui signifie "le Saut du Chevalier".

Je trouve cette histoire très romantique, il faudra que je la raconte à ma chère Bertha.


 

Jeudi 16 avril 1868

Ce soir, Hans nous a raconté quelques contes locaux. Ces récits parlaient de dieux anciens, de trolls, de sorciers et autres créatures magiques; des récits d'ogres pour faire peur aux enfants désobéissants, en somme, bien que le guide ai semblé croire dur comme fer à ce qu'il racontait. Mon ami le professeur les a tous noté pour ses recherches sur le folklore local; bien qu'en dehors de mon domaine d'étude, j'ai décidé de recopier à partir de son carnet de notes le "témoignage vécu" par notre vieux fou de guide:

C'était il y a bien longtemps, quand je n'étais encore qu'un jeune homme à la voix fluette et à la barbe absente. J'accompagnai souvent mon grand-père et son troupeau de moutons dans les montagnes à la belle saison; quelques fois, mon jeune cousin nous accompagnait. Nous vivions dans une petite hytte au bord du Smådalsvatni et nous nous nourissions de truites et de fromages. Sur ce plateau, l'herbe, bien que rase, était grasse, et nos bêtes ne manquaient de rien. Ce furent les meilleurs moments de ma jeunesse.

Pourtant, je ne comprenais pas pourquoi, chaque année, en arrivant, mon grand-père partait seul avec un mouton et un piquet sur les hauteurs. Il revenait toujours sans l'animal. De la même façon, il entretenait toujours un grand feu devant la cabane, sans que j'en comprenne vraiment l'utilité: nous n'avions pas particulièrement froid et il n'y avait, hormis les gloutons, pas de prédateurs dans les parages. La curiosité mal placée était une chose plutôt mal vue dans ma famille; comme disais ma grand-mère, "Il y a toujours un moment où la curiosité devient péché, et les démons se sont toujours tenus du côté des savants." Au bout de quelques années, je me décidai à demander à mon grand-père les raisons de cet étrange rituel. Il me raconta qu'ici, dans les montagnes, nous n'étions pas seuls; et que pour sauver le troupeau, mieux valait sacrifier un individu. Je n'avais jamais vu personne à part nous ici, et je fus étonné de cette révélation; aussi le pressai-je de questions. Il me dit simplement, avec tout ce sérieux qui ne le lâchait jamais, que les légendes et les mythes que j'entendais lors des veillées avaient toutes un fond de vérité. Sous-entendais t'il que nos montagnes étaient peuplés de trolls et de nisses? Je n'ai jamais pu en savoir plus, car le vieil homme est mort l'hiver suivant.

Mon oncle, mes tantes et mon père ayant déjà rejoint l'autre monde, j'héritais de la moitié du cheptel, l'autre moitié revenant à mon cousin Helge. Lorsque l'été vint, nous reprîmes la route du Smådalsvatni avec nos bêtes.

Un soir, tandis que je faisais griller une jolie truite sur les bords du lac, je me senti observé. Je levais les yeux et je distinguais, sur l'autre rive, une grande créature velue, noire comme un lapon, qui me regardait. Le temps d'appeler mon cousin, qu'il n'y avait plus rien. La nuit qui suivit, nous perdîmes huit animaux; cinq manquaient tout simplement à l'appel, mais trois avaient été éventrés et décapités. Alors Helge décida de faire comme notre grand-père et d'emmener un mouton en offrande dans la montagne pendant que je gardais le reste du troupeau. Ce fut la dernière fois que je le vis. J'attendis quelques jours et je retournai à Lom, où je vendis ce qui restait du cheptel.

Qu'ai-je vu ce soir là, je ne saurais le dire. Certains diront que c'était un ours, d'autres un élan; mais la bête était bien plus grande que ces animaux là. D'autres appeleront ça un jötunn, un troll ou un rise; et je me range dans cette catégorie. Helge n'a jamais été retrouvé. Alors, maintenant, comme mon aïeul, je pense que nous ne sommes pas seuls dans les montagnes.

Si elle amusera bien mes collègues de Munich, cette petite histoire n'a pas fait rire les locaux, qui y sont tous allé de leurs commentaires: un tel avait vu la même chose, ou le grand-oncle d'un autre s'était fait voler du bétail par ces créatures. Mais pour nous autres, hommes de science, ce n'était qu'un conte parmi tout ceux que le vieux guide nous avait raconté ce soir, et nous en rîmes doucement entre nous. Un ours a sans doute dévoré une partie des bêtes et le reste s'est enfui; quant au cousin de Hans, il s'est peut-être perdu et est tombé dans une crevasse, les glaciers parsemant cette région devant être très dangereux.

Je note quand même que les habitants de cette région, s'ils pensent être de fervents chrétiens, sont encore fortement impregnés de ce que l'Eglise de mon pays appelerait paganisme.


 

Samedi 18 avril 1868

Nous ne sommes partis que depuis quelques jours, mais cette espèce de fromage immangeable appelé "brunost" me porte déjà sur le coeur. Pourtant, tout les autres en raffole! On dirait une sorte de morceau de beurre brun, au goût sucré, voir même caramélisé. Il paraît qu'ils fabriquent ça avec du lait de chèvre et de vache, mais je ne pense pas que je leur demanderai la recette.

Hier soir, nous avons dressé notre camps au bord d'un lac tout en longueur, le Russvatnet. Nous resterons ici quelques jours avant de repartir vers le nord. Je vais pouvoir en profiter pour étudier les lemmings qui pullulent ici. J'espère réussir à en capturer quelques un pour les naturaliser, que je n'ai pas emmené mon matériel pour rien.

Rognvald m'a proposé une partie de pêche pour cette après-midi. Selon Hans, il y a des poissons fabuleux ici.


 

Mardi 21 avril 1868

Nous levons le camps demain.

N'ayant pas écris sur ce journal depuis trois jours, je fais un rapide inventaire de mes observations:

-L'endroit grouille littéralement de lemmings. Il y a des terriers partout. Animal intéressant, agressif quand on s'approche trop! Fourrure bigarrée, fauve et brune. Voir croquis et individu capturé et naturalisé.

-J'ai recensé quatre vingt six nids de bruands des neiges dans les rochers. Sur ces quatre vingt six nids, seul trente neuf contenaient des oeufs. Les oeufs sont petits, bleu-vert et tâchetés de brun. Je n'ai pas trouvé plus de quatre oeufs par nid. Je pense que toutes les femelles n'ont pas encore pondu, les bruands n'ayant dû revenir que récemment du sud.

-Notre ami le glouton est reparu hier soir. Il doit avoir peur du bruit que font mes compagnons et des flammes de notre foyer; Il doit guetter des restes que nous aurions oubliés.

-Plusieurs renard roux, que la prolifération de lemmings ne manque pas d'attirer. Malheureusement, aucun renard arctique en vue pour le moment.

-Beaucoup de grands corbeaux. Aucun nid en vue.

-Observation de gorgebleues. Pas de nid en vue.

-Observation de cincles plongeurs. Première observation de cet oiseau, pourtant très courant dans le pays. Technique de pêche particulière: il plonge la tête la première et reste immergé environ dix secondes, se plaquant au fond de l'eau. Se nourrit de petits poissons et de larves. J'ai pu trouver deux nids, contenant six oeufs pour l'un et quatre pour l'autre.

-Découverte d'un nid de faucon gerfaut, contenant 3 oeufs ocres . Voir croquis ci-après. Je n'ai touché à rien. Le couple volait au dessus de moi, semblant surveiller son nid.

-Je pense qu'un ours rôde dans les parages. Les rares arbres présents dans notre secteur sont tous marqués de grandes traces de griffes.

-Observation d'un couple de pipit farlouse préparant un nid en mousse. voir croquis.

-Obtention d'un spécimen mâle de lagopède alpin, tiré par Pål, à la fronde! Je le préparerai pour la naturalisation à la prochaine étape.

-Obtention d'un spécimen mâle d'hermine. La peau de l'animal étant trop endommagé, je me contenterai d'étudier sa structure anatomique.

-Aucune nouveauté par rapport au jours précédents au niveau de la flore locale.


 

Mercredi 22 avril 1868

Ce matin, au réveil, Leif avait disparu.

Nous l'avons cherché plus de trois heures, mais, le terrain étant trop pierreux, nous n'avons pu déterminer aucune piste quant à la direction qu'il aurait pu prendre. Hans a l'air inquiet.

Une échauffourée a eu lieue. D'après les explications de mon ami Asmund, ce fier-à-bras d'Arne a soutenu que Leif s'était enfui car il avait peur de gravir le Galdhøppigen et qu'il devait être en train de courir en direction de la maison de sa génitrice; Ingmar a répliqué quelque chose de certainement fort discourtois et ils en sont venus aux mains. Pål, Stefan et Rognvald ont réussis à les séparer mais je crois bien que ces deux-là ne s'apprécient guère.

Après avoir dessiné une flèche dans les cendres de notre foyer pour indiquer la direction que nous comptions prendre, au cas où Leif reviendrait, nous avons suivi Hans sur les rives du Russvatnet.


 

Mercredi 22 avril 1868

La journée a été magnifique, bien qu'éprouvante. Nous n'avons parcouru que peu de distance, et devant la difficulté de certains passages, nous fûmes même dans l'obligation de nous encorder.

Nous avons installé notre camps sur un haut plateau surplombant le Russvatnet et allumé un grand feu. La vue sur le lac et sur le mont Besshø est exceptionnelle.

Aucune découverte à déclarer aujourd'hui non plus. La végétation se compose principalement, pour les arbres, de petits Betula pubescens n'excédant pas la taille de deux hommes. De plus, ils ne semblent pas bien vigoureux . J'ai aussi remarqué un spécimen de Alnus incana près d'un torrent . Grâce au sol plutôt pauvre de cette région, j'ai pu recueillir de nombreux échantillons de Cornus suecica, d' Empetrum nigrum et de Loiseleuria procumbens, qui n'ont malheureusement pas encore fleuris. Je pense que l'on doit aussi trouver en été des Solidago virgaurea, car Hans a décrit au professeur Svendsen une plante dont il utilise les fleurs jaunes en infusion pour soulager ses rhumatismes.

Les lichens étant toujours aussi présent, j'arrête là ma prise d'échantillon des variétés Solorina crocea et Cladonia coniocraea. J'espère découvrir de nouveaux spécimens demain sur les pentes du Surtningssue.

Leif n'a pas reparu.


 

Jeudi 23 avril 1868

Ce matin, nous avons découvert une pierre étrange émergeant d'un champ de roches. Elle était gravée de signes mystérieux et antiques appelés runes. Ces runes étaient l'écriture des anciens Germains et des Vikings, et je savais qu'on en avait retrouvé jusque dans le nord de mon pays.

Le professeur Svendsen a alors décidé de rester une journée de plus ici, pour l'étudier et pour voir si il n'y en aurait pas d'autres. Le temps était très brumeux, et je pense que l'équipe s'est sentie soulagée de ne pas avoir à arpenter les montagnes dans cette purée de poix. Il a mis à contribution nos guides et mon humble personne pour dégager et fouiller les alentours de la pierre; la zone semblant ne receler aucun spécimen animal ou végétal digne d'intérêt, je m'y suis mis de bon coeur. Son assistant Jon s'est chargé des croquis et du relevé des runes. Rognvald et les autres ont découvert une grotte, sur le flanc du Surtningssue, qui nous donneras un abris couvert pour la nuit, sans avoir à monter ses fichues tentes.

J'ai moi aussi pris la peine de recopier ces symboles:

ekalrekspa ogyfuher ristek botrunar ristek biarhrunar alujotnat

Hans et Asmund sont restés un moment devant la pierre. Ils prétendaient chacun savoir interpréter ses signes, le premier les ayant appris de son fameux grand-père, le second d'un collègue spécialiste des antiquités nordiques, Sophus Bugge. Asmund a affirmé que Hans ne pouvait déchiffrer les runes, car son ami avait percer leur secret seulement quelques années plus tôt. Le ton a commencé à monter. Pourtant, lorsque le vieux montagnard a donné sa traduction du message gravé dans la pierre, le professeur n'a pu qu'acquiescer.

Le texte, exprimé en vieille langue norroise, donne ceci:

ek alrek spá um ógæfu her. rist ek bot runar rist ek biarh runar. alu jötnar.

ce qui, dans ma langue, signifie:

Moi, Alrek, je prédis le malheur ici. Je grave les runes de salut, je grave les runes de défense. Protection contre les Jötnar.

Depuis qu'il a lu ce message, Hans n'a cessé d'essayer de convaincre le professeur de rebrousser chemin. D'après lui, cette terre est maudite, et nous risquons de subir le même sort que son cousin Helge.

Il est vrai que ce texte n'est pas des plus engageant, mais je comprends mon ami: on ne peut pas uriner dans son pantalon à chaque caillou gravé ou à chaque évocation de vieux contes. Les légendes ne sont que ce qu'elles sont, des mythes d'une époque où la science était inconnue et où il fallait bien trouver des explications à donner à des populations naïves. Alors, n'en déplaise à Hans, nous passerons la nuit ici.


 

Vendredi 24 avril 1868

Ils existent. Réellement, je veux dire. Ils ont attaqués au milieu de la nuit, soudainement. Même Arne et Pål, qui étaient de garde, n'ont rien vu venir.

Nous avons été réveillé par un hurlement déchirant, suivi d'un grand fracas qui a fait trembler le sol. Tout était sombre, hormis une faible lueur provenant d'une torche s'éteignant à terre. Le temps de me lever, j'entendis un second cri, beaucoup plus proche de moi. En me rapprochant de sa source, je fus envahi d'horreur: le professeur Asmund avait la partie inférieure du corps coincée sous un gros rocher et se débattait faiblement. Il crachait du sang et agitait la tête de manière convulsive. Je vis alors une forme noire, simiesque, émerger brusquement de la paroi derrière lui, et une grande patte griffue se poser sur le crâne de mon ami. Je n'ai pu regarder la suite, j'ai pris mes jambes à mon cou, droit devant, plus profondément dans la grotte.

Dans les ténèbres de ces tunnels, ma terreur était décuplée. Je me suis calfeutré dans une crevasse exigüe qui longeait un des murs et j'ai pleuré en essayant de boucher mes oreilles. Tout n'était que cris bestiaux, gémissements, chocs sourds. J'ai cru mourir...

Puis deux immenses ombres noires sont passés rapidement au dessus de ma cache. Après ce qui me sembla durer une éternité, j'ai deviné la clarté bienveillante d'une torche, et je suis sorti de mon trou pour aller à sa rencontre. C'est ainsi que j'ai retrouvé Ingmar, Hans et Arne, qui avançaient à ma rencontre .

De retour à notre camps, à la lueur des flambeaux, nous avons pu mesurer l'ampleur de l'attaque dont nous venions d'être les victimes. Là où quelques heures plus tôt brûlait notre foyer, un lourd rocher se dressait. Une de nos mules gisait éventré dans un coin, mais je ne voyai pas l'autre. Mon estomac fit un bond lorsque j'avisai le corps de mon ami Asmund, toujours coincé sous un bloc. Sa tête avait littéralement été arraché de son tronc, mais nulle trace d'elle aux alentours.

Alors que je me retournai pour vomir, je remarquai seulement l'entrée. Ou plutôt son absence. De lourds rochers nous interdisait toute retraite. Rognvald me retint tandis que je m'acharnait sur l'éboulis, et me reconduisit auprès de nos compagnons. J'appris qu'ils avaient aussi retrouvés Jon, Pål et le professeur Nilsen. Mais sans leurs têtes.

Pardon, mon Dieu. Je n'aurai jamais dû me moquer des histoires de Hans.


 

Vendredi 24 avril 1868

Nous marchions depuis environ deux heures quand ils sont revenus. Ils ont emmené Hans et Stefan, qui fermaient la marche, avec eux.

Tout est arrivé si vite et si silencieusement que nous n'aurions rien remarqué si nos deux compagnons n'avaient pas hurlé.

Je ne pense pas que j'en réchapperai.


 

Samedi 25 avril 1868

Enfin à l'air libre! Recevoir sur le visage la douce chaleur du soleil est le meilleur des baumes pour mon âme meurtrie.

Mes amis et moi avons trouvé refuge sur une corniche, à flanc de montagne. Et les monstres ne semblent pas nous avoir suivis.

Nous avons découvert ce que nous pensons être le repaire de ses créatures. Il s'agit d'une immense caverne, au plafond très haut,faiblement éclairé par de petits champignons luminescents dont je ne connaissais même pas l'existence. La lumière, pâle et verdâtre, se réflétait sur d'immenses cristaux de quartz et d'améthyste. Il y avait un côté artificiel dans cette salle: les champignons semblaient répartis régulièrement, et certains rochers et cristaux avaient l'air taillés et remodelés. Si nous n'avions pas vu ce que nous avons vu par la suite, l'endroit nous aurait presque semblé féérique.

Rognvald a senti un courant d'air, venant de l'extrémité de cette caverne. Nous avons couru, plein d'espoir, pour freiner brutalement quelques instants après. Devant nous, à la droite du passage d'où provenait le souffle d'air, se tenait une colossale silhouette immobile. Je me suis jeté à terre, tandis que retentissait les détonations presque simultanées des fusils d'Ingmar et d'Arne. Il n'y eut aucun autre bruit, ni de la part de la silhouette, ni de celle de mes amis, et Rognvald me remit sur pied.

Prudemment, Ingmar a approché sa torche de la cible de ses tirs, et c'est ainsi que j'ai pu observer distinctement pour la première fois l'apparence des créatures qui hantait ces montagnes. Le spécimen était d'une taille immense, que j'évaluerai à environ trois mètres cinquante, et très massif. Les membres antérieurs semblaient exagérément longs, à la manière des grands singes arboricoles vivants dans les pays tropicaux, et extrêmement musclés; ils se terminaient par ce qui ressemblait beaucoup à des mains humaines dotées de courtes et épaisses griffes. Les jambes étaient aussi épaisses que ma personne, mais plus courtes que les bras et de la même teinte grisâtre. La bête, dont le torse était recouvert d'un fin pelage sombre, était comme assise sur une sorte de dalle surplombant le passage. Deux roches lui servaient d'accoudoirs. Cette position me fît aussitôt penser à un roi sur son trône; et je compris en continuant mon observation que je ne devais pas être loin de la vérité. L'humanoïde portait autour du cou un collier primitif au bout duquel pendait une grossière statuette qui me rappela celle découverte par le marquis de Vibraye en Dordogne.

Cepandant, je me rendis compte que ce n'était pas les balles d'Ingmar et d'Arne qui avaient tué cette immense créature, car les impacts, l'un à la gorge, l'autre dans l'abdomen, ne saignaient pas. Je me risquais à toucher ce cadavre et ce contact confirma mon impression: cet être avait subi une sorte de naturalisation, et Dieu seul sait quand son trépas avait eu lieu. Je demandai à Ingmar d'approcher un peu plus sa torche.

Ce ne pas fut son faciès qui me stupéfia le plus. Un faciès pourtant presque humain. L'appendice nasal ressemblait à celui du singe nasique; de longues dents aigües dépassaient d'une gueule dotée de fines lèvres. Les orbites étaient petites et enfoncées sous un épais bourrelet osseux. Une épaisse crinière noire recouvrait un crâne très allongé et un simili de barbe tapissait des machoires puissantes. Mais tandis que je contournai le monstre, j'aperçu la longue queue qui partait du bas de son dos. Elle me fit aussitôt penser à une queue de vache: et je crois bien que c'est ce simple détail qui m'a le plus choqué.

Derrière moi, Rognvald jura. Je suivi son regard et je pus alors contempler toute une série de crânes. Ils étaient disposés en hauteur sur des renfoncements rocheux, au dessus de la voie que nous avions parcouru au pas de course quelques instants plus tôt. Sur la paroi, derrière chacun de ces trophées, on devinait d'immenses empreintes brunâtres de mains, ou de pattes, je ne saurai dire. Je repérai des crânes de loups, d'ours et de bovins, mais certains de ces crânes étaient humains...Et je reconnu rapidement les têtes de Hans et du professeur Nilsen, que la décomposition n'avait pas encore rendu méconnaissable. Mes compagnons se sont rapprochés et ont aussi commencés à détailler la macabre exposition. Nous avons très vite identifié les chefs de Jon, de Pål, de Stefan et d'Asmund. Ingmar a étouffé un sanglot quand il a découvert parmi la funeste collection le crâne de son ami d'enfance Leif. Ainsi, le pauvre homme ne s'était pas enfui... J'ai frémis en pensant que ces créatures nous pistait depuis plusieurs jours.

Nous avons murmuré une courte prière pour nos malheureux amis, mais aussi pour nous-même, puis nous nous sommes dirigés vers la source du courant d'air.


 

Dimanche 26 avril 1868

Nous sommes toujours acculés sur la corniche.

La nuit fût agitée, malgrés le feu que nous avons entretenu sur le seuil de la grotte. Nos fusils les ont tenu en respect, mais les munitions ne sont pas illimitées. Nous entendions grogner les créatures dans l'ombre, juste derrière l'écran que nous offrait notre brasier, et nous avons tremblé à chaque bourrasque, craignant que notre seule barrière ne vienne à faillir.

Nous ne pouvons pas descendre, nous nous tuerions en tentant toute escalade, et les monstres sont tapis à l'intérieur, attendant la nuit.

Les choses se présentent vraiment mal. Dieu tout-puissant, si ton regard porte jusqu'à ce pays maudit, viens-nous en aide!


 

Dimanche 26 avril 1868

Ils ont lancé un énorme rocher qui a heurté Arne de plein fouet et l'a fait chuter dans le vide. Il n'a même pas eu le temps de crier.

Nous n'avons plus rien à brûler, plus de munitions, et le soleil se couchera bientôt. Nous avons dépassé le stade de la peur et nous savons ce qui nous attends maintenant. Rognvald et Ingmar ont décidé de se battre jusqu'au bout; pour ma part, je ne veux pas finir comme les autres, sacrifié et dévoré dans d'obscures cavernes.

Je sais donc ce qu'il me reste à faire.

Ici s'arrête mon voyage; toutes mes pensées et tout mes regrets vont vers ma belle Bertha.

Puisse-t-elle ne jamais vivre pareille horreur.


 

Journal de voyage d'Otto von Zählingen, retrouvé par Sigmund Ellefsæter sur le flanc sud-est du Surtningssue le 17 juillet 1922. État très altéré mais lisible. Les croquis du naturaliste, certainement réalisés sur des feuillets volants, n'ont pas été retrouvés.


 

Dossiers connexes:

-Scandinaves de la Colonie de l'Ouest du Groenland.

-Colonie perdue de Roanoke.

-Expédition perdue d'Alexeï Kirienko en Sibérie orientale.

-Disparitions dans le Jotunheimen dossiers numéros un, deux, trois et cinq.

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