Am, Stram, Gram
Pic et Pic et colégram,
Bour et bour et ratatam,
Am, Stram, Gram.
Quel enfant n'a jamais récité cette petite comptine, au parc ou dans la cour de récréation? Que signifie donc cette suite de syllabes confuses?
Tout d'abord, sachez que ce petit refrain d'apparence enfantin serait plutôt lourd de menaces. Je ne parle pas ici de Negan et de sa batte Lucille, mais des origines et du sens même de l'Am Stram Gram. Car oui, ces syllabes veulent bien dire quelque chose, et ce quelque chose est plutôt déplacé dans la bouche de jeunes enfants.
Imaginez-vous à une autre époque, dans une clairière, devant un feu de camp. Les bois alentours sont nimbés de brouillard. Une vieille prêtresse se balance, les yeux dans le vague: elle s'apprête à rentrer en transe. Le bruit sourd d'un tambour se fait entendre. La tribu regarde le visage de la prêtresse se transformer tandis qu'elle scande et se contorsionne:
Emstrang Gram
Bigà bigà ic calle Gram
Bure bure ic ræde tan
Emstrang Gram.
Là, on est bien loin de l'ambiance jeu d'enfant. Même sans comprendre cette incantation, on sent tout de suite la magie, la possession que cherche à atteindre cette chaman, cette völva. Car il s'agit bien là d'une incantation chamanique (répétition, rythme), et même d'une opération de seiðr. Le seiðr était, chez les anciens nordiques, un ensemble de pratiques magico-chamaniques visant à connaître le Destin ou à acquérir les propriétés d'un animal. Cette forme de magie était essentiellement dévolue aux femmes, nous apprennent les Eddas et l'Ynglinga saga, car son utilisation rend le chaman faible et vulnérable; aussi Óðinn, qui en use depuis que Freyja la lui a enseigné, subit les moqueries de Loki dans un virulent passage de la Lokasenna.
La formule serait parvenue jusqu'à nous par l'intermédiaire des Francs, eux-même originaire du Nord de l'Europe; eux et d'autres peuples germaniques se sont installés, souvent avec l'accord de Rome (lètes), dans les campagnes ravagées par les razzias de leurs congénères afin de les protéger. Dans des régions encore faiblement christianisées, loin des grands centres urbains, un certain nombre de rites ont pu perdurer: cérémonies funèbres, divination par exemple. Notre formule, bien ancrée dans le peuple, a progressivement muté avec le temps, et le sens premier s'est perdu. Lorsque l'Église a gagné en puissance, la comptine, par son aspect illogique, n'a pas attiré les ires du clergé et par là même l'oubli.
Jean-Pierre Poly, dans son article "Am Stram Gram, la chevauchée des Chamans", situe les origines de la comptine au Nord-Est de l'Europe. Il en donne la traduction suivante:
Toujours fort Grain
Viens donc viens, j'appelle Grain,
Surviens car je mande au brin,
Toujours fort Grain.
À manger ! ("Mos"- incantation finale, que nous ne retrouvons pas dans notre version moderne)
Grain étant ici le loup (à rapprocher d'Ysengrin du Roman de Renart), on peut déduire que cette incantation permettait à la personne qui la récitait d'entrer en contact avec l'esprit du Loup, voir même de devenir un loup.
Cette interprétation est très bonne, et certainement la plus plausible; cependant, je vais me risquer à mon tour à une hypothèse qui, si elle ne contredit absolument pas la version de Jean-Pierre Poly, lui apporte plutôt un semblant de complément.
Pour commencer, penchons nous sur la signification du mot Gram. en vieux norrois, Gramr désigne la colère. C'est d'ailleurs le nom de l'épée avec laquelle le héros Sigurðr (le Siegfried du Nord) se débarasse de Fáfnir et de son frère Reginn. Il est intéressant de noter qu'en vieux-français, l'adjectif "grain" désigne aussi la colère, le courroux. Ce sentiment de colère est tout à fait compatible avec l'image négative du loup dans les anciennes sociétés d'Europe du Nord: l'animal était perçu comme néfaste, vindicatif et imprévisible. Dans les Eddas, la colère du loup Fenrir, ligoté par les Æsir, le fait tant écumer qu'un fleuve se forme à ses pieds. Sitôt libéré, il s'empressera de courir se venger des Dieux qui l'avait si traîtreusement neutralisé... Et que dire des autres loups de cette mythologie, dont tout les noms appartiennent au champ lexical de la colère? Ainsi, nous avons les deux loups d'Óðinn, Freki et Geri, c'est à dire respectivement "Violent" et "Vorace"; ou encore Hati, qui signifie simplement "Haine". Le loup est l'avatar animal de la colère (voir les différents mythes de lycanthropie).
Strang (fort, voir l'anglais strong) est précédé de Em-, qui agit en superlatif; Emstrang, c'est "Très fort", "super fort". Quelque chose en rapport avec la toute-puissance.
Quant au mot tan, traduit dans la version de M. Poly par "brin", et par extention désignant la baguette magique, je le traduirai plus généralement par "sort": "je mande au brin" serait ainsi une périphrase pour désigner l'action magique, à l'instar des kenningar (procédé stylistique consistant à remplacer un mot par une périphrase métaphorique) utilisées durant le Moyen-Âge dans la poésie scaldique.
Une autre hypothèse serait que ce tan désignerait les dents: tann en norvégien moderne, tand en vieux saxon et en danois, thän en vieux francique (langue parlée par les Francs), toutes ces formes découlant du proto-germanique *tanþs. Ce qui nous rapprocherait une fois encore du loup et de ces redoutés crocs.
Les autres termes sont proches de la proposition de M.Poly.
Selon ma version, nous aurions donc:
Colère surpuissante,
Viens, viens, j'invite la colère
Accours car je prépare le sort
Colère surpuissante.
Qui aurait intérêt à déclamer une telle formule? Les úlfheðnar (singulier úlfheðinn), c'est à dire "Pelisse de Loup", des guerriers sauvages entrant en transe avant le combat et portant pour toute protection la fourrure d'un loup, à la différence des berserkir qui tenaient leur puissance de l'ours. Cette formule aurait pu permettre au guerrier-fauve de faire monter en lui la colère et donc la possession par le Loup, décuplant ainsi ses forces, ignorant la peur et la douleur. Prononcée par eux-même, ou par une prêtresse au rythme saccadé d'un tambour, les guerriers devaient vite se retrouver à grogner, écumer, puis se jetaient sur l'ennemi le plus proche. Une fois la rage du combat retombée, le guerrier en transe se retrouvait dans un état de grande faiblesse, à la manière de la völva ayant recouru au seiðr...
Un úlfheðinn, à gauche, portant une lance et tirant une épée du fourreau; le personnage de droite pourrait être le dieu Óðinn. Plaque en bronze de Torslunda, Öland, conservé au Musée historique de Stockholm.
Dans une hypothèse comme dans l'autre, cette chansonnette semble étroitement liée au loup.
Alors, assisterons-nous à une recrudescence de petits loups-garous en cas de répétition abusive? D'autres facteurs permettaient sans doute de déclarer le berserksgangr (l'entrée en rage berserk), comme la prise de drogues ou d'alcool, ou peut-être tout simplement une forte auto-suggestion liée à certains désordres mentaux comme la bipolarité. La formule ne serait alors qu'un catalyseur pour influencer, forcer l'esprit du guerrier à se prendre pour un fauve, plutôt qu'à courir en tous sens ou délirer.
Notons enfin que dans le "jeu du loup" (poursuite), le joueur désigné comme étant le loup (c'est à dire celui qui doit attraper les autres enfants) est souvent désigné par un Am, Stram, Gram...